Un
siècle après que Calvin ait ouvert le prêt à intérêt aux
chrétiens (« Lettre sur l’usure », 1545), mettant ainsi fin à
ce que l’on appelle parfois la gratuité de la vie, Hobbes
désignait l’État souverain moderne naissant sous le nom de
Léviathan (1651). Pour lui, cet être collectif abstrait tout
puissant n’était « rien d’autre qu’un homme artificiel… et
d’une force beaucoup plus grande » , en qui « la souveraineté
est une âme artificielle » . Le théoricien britannique avait donc
choisi de l’affubler du nom d’un monstre biblique, devenu titre
de l’ouvrage (Job, 3, 8 ; 40, 25).
Aujourd’hui
est en train de se développer un nouveau et terrifiant monstre
collectif indifférencié, protéiforme et beaucoup plus
insaisissable que le Léviathan de Hobbes. Il n’a même plus besoin
d’un visage synthétique comme celui du pseudo-chef Big Brother
dans la fiction d’Orwell. Ce monstre collectif tenant à la fois de
l’État mondial et de la théocratie rampante de Mammon,
c’est-à-dire de l’Argent, domine virtuellement le monde. C’est
une entité intelligente, logique, inflexible, mais anonyme et avide
qui impose son idéologie fondatrice, utilitaire et manichéenne.
Sous son empire, l’ordre mondial totalitaire, ploutocratique et
despotique se revendique parangon de morale.
Mammon,
rappelons-le, était ce dieu syro-araméen de l’argent, symbole de
l’avidité pour les biens matériels dans les Évangiles, assimilé
au Diable :
« Nul
ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera
l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre.
Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. » (Mammon est nommé
simplement « l’Argent », personnalisé avec un grand A, dans la
traduction dite Bible de Jérusalem – Matthieu, 6, 24).
L’idéologie
argentifère, que l’ex-dissident soviétique Alexandre Zinoviev
appelle la « superidéologie », est crépusculaire, fondée sur la
mauvaise conscience des Occidentaux amenés à se mépriser
eux-mêmes. Au prix du collapsus démographique européen, nous
sommes invités à abolir notre nature, inacceptable puisque raciale,
et donc notre avenir collectif en échange de la félicité
matérielle de l’instant. Le mondialisme messianique a sa
hiérarchie des valeurs, des valeurs de Bourse en premier lieu,
sachant que les « élus » - américains maintiennent, eux, le
renouvellement des générations au taux requis de 2,1 naissances par
femme. Pour le professeur Fukuyama, qui s’en félicite, de façon
symptomatique :
« L’organisation
mondiale du commerce est la seule institution internationale qui ait
une chance de devenir un organe de gouvernement au niveau mondial ».
Le
monde cède progressivement et de façon insidieuse, depuis 1945, à
cette idéologie capitaliste, individualiste et financière radicale.
Elle est portée par des bailleurs de fonds qui savent faire taire
les consciences et ruinent les civilisations dans ce qu’elles ont
de substantiellement incorruptible. Mammon, se voulant Messie, impose
sa métaphysique élémentaire, universaliste et réductrice des «
droits de l’homme » évidemment intéressée, mais dotée des
apparences d’une libération. Mammon, dieu argentifère, est devenu
Messie ou plutôt anti-Messie, au moins pour les chrétiens non
touchés par l’hérésie puritaine née à Boston, selon Max Weber.
Pour ceux-là, très minoritaires, Mammon ne peut être qu’un
usurpateur, le Christ de l'Évangile s’étant proclamé son ennemi
déclaré, sorte d’allégorie de l'Antéchrist. En ne supportant
que les valeurs rationnelles, quantifiables et matériellement
profitables, le système est en définitive parfaitement nihiliste
pour le vivant. Comme le Messie, Mammon ne peut que régner sur le
monde sans partage :
« Demande,
et je te donne les nations pour héritage,
Pour
domaine les extrémités de la terre ;
Tu
les briseras avec un sceptre de fer,
Comme
vase de potier tu les casseras. » (Psaume 2)
Cette
substitution argentifère de Dieu, Mammon, peut aussi être nommée,
de façon plus moderne et distanciée de son origine évangélique et
biblique, la « Chape ». En effet, la superidéologie, selon
l’expression reprise à Alexandre Zinoviev, agit bien en pratique
comme une sorte de chape de plomb.
Cette
formidable hégémonie culturelle et surtout morale recèle une
mutation de la perception de Dieu. Hors des États-Unis où l’on ne
sait pas toujours où est le banquier et où est le pasteur, cette
mutation se traduit le plus souvent par un athéisme plat, plus ou
moins déguisé. Pourtant les nouveaux clercs, au sens strict du
terme, sont aussi recrutés parmi les ministres du culte luthérien
ou catholique. Oubliant les préventions qui furent, pour son
honneur, les siennes, l'Église catholique a opéré un nouveau
Ralliement, cette fois à l’échelle planétaire et sur un enjeu
beaucoup plus grave que celui de Léon XII à la République
française en 1892. Le pape Jean-Paul II, le véritable pape de
l’assomption ecclésiale des « droits de l’homme » a adapté
d’emblée le discours de l'Église. Dès son avènement au
pontificat, il déclarait, dévoyant semble-t-il l'Évangile
(Matthieu, 28, 10 : « N’ayez pas peur… » d’annoncer la
Résurrection) :
« N’ayez
pas peur. États, ouvrez vos frontières. Hommes, ouvrez vos cœurs. Oui,
la lutte pour la promotion et la sauvegarde des droits de l’homme, réunissant
tous les hommes et les femmes de bonne volonté est notre tâche commune. »
On
pouvait attendre autre chose de l'Église catholique institutionnelle
en particulier, et des Églises chrétiennes en général. Pourtant,
l’hérésie ploutocratique démentielle étend sa subversion
invertie généralisée sur le monde entier. Où est la clairvoyance,
où sont donc les graines du martyr contre Mammon, l’usurpateur,
l’anti-Messie ? Certainement pas aux J.M.J. (Journée mondiales de
la jeunesse), manifestation conformiste d’une jeunesse pitoyable,
désarmée, sans imagination ni révolte, inadaptée à la tragédie
du XXIe siècle.
En
fait, Mammon, ou la Chape, procède d’une véritable oligarchie
ploutocratique qui étend son empire indifférencié sur le monde, au
service du monothéisme du marché. Sous le couvert de la
superidéologie argentifère, se forme ce qu’Augustin Cochin
(1876-1916) appelait le « petit peuple » , avec une acception
particulière. Il ne s’agit pas là de la frange la plus modeste
des sociétés humaines, mais au contraire d’une oligarchie de
privilégiés hissés aux postes supérieurs, sorte de nomenklatura
comme on le disait pour l’U.R.S.S. Le « petit peuple » est un
anti-peuple opposé au « grand peuple », composé lui de tout un
chacun. Ce « grand peuple » englobe les populations
assujetties
au premier, « petit peuple » oligarchique qui :
« a
pris la place du peuple… étranger à ses instincts, à ses
intérêts et à son génie… […] le peuple fait-il mine de
délibérer pour de bon ? C’est qu’il n’est pas assez libre… »
Attachés
à leurs privilèges, les membres du « petit peuple » ont le
sentiment d’être les « élus » du destin, les clercs «
prédestinés » du Progrès, les oligarques annonciateurs
messianiques des lendemains radieux. Il ne s’agit pas seulement, il
s’en faut de beaucoup, de gens personnellement impliqués dans le
système de l’Argent, car la servilité est souvent spontanée et
la courtisanerie mimétique. Ils sont souvent politiciens,
technocrates, puissamment motivés par la flagornerie arriviste et
pas toujours corrompus.
Clercs
honteux ralliés ou magistrats moralisateurs quasi démonologues, ils
sont imbus de leur nouveau rôle, au service d’une transcendance de
rencontre. Ils sont bien entendu très largement les héritiers de
l’esprit de 1968, qu’ils soient de « gauche »,
soixante-huitards culturellement meneurs, actifs et pédants,
définissant la mode et surtout arbitres des nouvelles bonnes mœurs,
ou nominalement de « droite », soixante-huitards culturellement
menés, passifs et non moins pédants, suivant la mode, mais
reconnaissant le magistère moral de la gauche. Ces gens de « droite
» sont les nouveaux « modérés » (Abel Bonnard). Au-delà de ce «
petit peuple » oligarchique, abonde le tout-venant des dévots des «
droits de l’homme », ceux qui ne croient
pas à autre chose que ce qu’on leur a inculqué par osmose sociale
comme étant le Bien triomphateur de la fornication spirituelle, de
l’obscénité et du vice.
Comme
le disait Céline :
« On
est à la cour de Mammon, à la cour du grand Caca d’or. »
Le théâtre de Satan
Décadence du droit, partialité des juges
Les
acquis de la civilisation juridique de l’Europe continentale sont
en pleine involution régressive. Pour cette civilisation dans
laquelle les juristes, communément sidérés, croient encore vivre,
le droit et la morale étaient deux disciplines distinctes. Mais le
raisonnement juridique redevient insensiblement une casuistique, dans
l’indifférence générale, comme au temps des procès en hérésie
ou en sorcellerie, au temps du « théâtre de Satan ».
Tout
acte, même licite en soi, peut devenir criminel ou délictuel, en
fonction de la conscience intime de celui qui le commet : ce n’est
donc plus l’intention objective qui prévaut dans la définition
même de l’infraction. La question qui exprime l’essence du juge
n’est plus : « le sujet a-t-il voulu l’acte ? », mais de plus
en plus « pourquoi a-t-il voulu l’acte ? ». Apparaît le concept
de délit peccamineux.
Dès
lors le juge est appelé à rechercher, par la restauration d’un
procédé archaïque, si l’accusé ou le prévenu est ou non « en
état de grâce », marque d’un temps que l’on croyait révolu,
malgré la parenthèse soviétique, après Beccaria, Bentham, Kant ou
Hegel. Jugeant à nouveau au nom du Bien ontologique, ici celui des «
droits de l’homme », le juge est amené à refuser son libre
arbitre intime à la personne jugée, dans une lutte de tous les
instants contre le péché. Le juge doit aussi se départir de son
équanimité impartiale en présence d’un délinquant politique, en
ne tenant plus compte du seul désintéressement du sujet, mais
suspendant sa bienveillance à l’adéquation de ses idées et de
ses sentiments avec le Bien.
Du
procès de Nuremberg (1945-1946) aux cas Barbie, Touvier ou Papon, en
passant par les lois « antiracistes » ou antirévisionnistes, le
droit de l’Europe continentale se délite en s’adonnant aux abus
de la théocratie. En fait, le droit en décadence se confond de plus
en plus avec la morale antidiscriminatoire
(antiraciste/antifasciste). Tout cela se passe sous l’égide de la
ploutocratie et du gauchisme soixante-huitard, réunifiés dans l’«
antifascisme » et l’avidité hédoniste. Ne cherchons pas ailleurs
la fameuse « diabolisation » qui frappe en Europe les idées
politiques, mais aussi les sentiments identitaires. L’obscurantisme
est de retour : derrière les « droits de l’homme », la Terreur ?
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gratuitement « Le théâtre de Satan » :