jeudi, février 23, 2012

La rémunérations des grands patrons





Lorsque Claude Bébéar, alors patron d'Axa, a réalisé ses stock-options, il a touché d'un coup ce que gagnent par mois, tous ensemble, 200 000 salariés moyens ! Pour détenir une telle somme, un instituteur ou un postier auraient dû travailler depuis les temps préhistoriques.

André Lévy Lang, l'ex-patron de Paribas, fut plus modeste : ses indemnités de départ représentèrent 30 000 Smic. Celles de Philippe Jaffré, jadis P-DG d'Elf, étaient montées à 40 000 Smic !

Le dénommé Mulliez, le roi des hypermarchés, est presque un petit, comparé à Liliane Bettencourt, propriétaire de L'Oréal : s'il avait voulu dilapider sa fortune, il aurait pu dépenser 160 millions de francs par semaine !

En comparaison, le dénommé Antoine Zaccharias, P-DG de Vinci, est un pauvre. Il ne gagnait, en salaires (hors stock-options et primes) que 1 500 000 francs par mois (quelque 283 000 euros), 300 fois le Smic. Une misère ! Le patron de L'Oréal, Lindsay Owen-Jones, s'est vu attribuer quasiment le double ! Quant à Serge Tchuruk, le P-DG d'Alcatel, une enquête de la société de conseils Proxinvest lui attribuait, toutes formes de rémunérations comprises, et stock-options incluses, l'équivalent de 1 500 fois le Smic !

Mao Tsé-toung pouvait, sans vomir de honte, contempler des millions de Chinois agitant, comme un talisman, son lamentable Petit livre rouge. Ce qui prouve qu'il était devenu fou. A lier.

Certains grands patrons peuvent, eux, sans que cette obscénité ne suscite apparemment chez eux le moindre hoquet de dégoût, accepter de gagner de 500 à 2 000 fois plus que leurs semblables (3 000 ou 4 000 fois plus, même, aux États-Unis, que des êtres humains censés avoir été créés à leur image). Autrement dit, de hauts responsables de grandes sociétés finissent par se convaincre qu'ils valent effectivement 1 000 à 1 500 fois plus que tel ou tel salarié de leur propre entreprise. Ce qui prouve également qu'ils sont devenus fous. A lier.

La valeur d'un homme est-elle 1 000 à 1 500 fois supérieure à celle d'un chimpanzé ? C'est à démontrer. Mais si M. Serge Tchuruk, qui a appauvri la communauté des salariés à laquelle il présidait, croit réellement que ses performances physiques ou intellectuelles, ses connaissances ou ses capacités, sont 1 000 à 1 500 fois supérieures à celles d'un employé de bureau ou d'un manutentionnaire d'Alcatel, le cas relève effectivement de l'hôpital psychiatrique. A partir d'un certain seuil de rémunération, en effet, ces gens-là se révèlent être de grands malades ! Forcément. Et, comme dans le cas de Jean-Marie Messier, leur excès dans ce domaine les porte à tous les autres excès, y compris dans leur gestion.

Quelle morale, ou même simplement quelle rationalité, peut induire que, pour obtenir ce qu'un dirigeant gagne en un an, tel de ses employés aurait dû, lui, trimer sans interruption depuis le règne de Clovis ? Voire, dans certains cas, depuis celui de Ramsès II ou de Nabuchodonosor ? L'intelligence de Serge Tchuruk pèse-t-elle 400 fois plus lourd que celle d'un agrégé de philosophie ? L'utilité de Jean-Marie Messier est-elle 800 fois plus importante que celle de l'abbé Pierre ? L'apport à la communauté nationale de Lindsay Owen-Jones, patron de L'Oréal, est-il 700 fois plus important que celui d'un généticien? Les performances de Philippe Jaffré, l'homme qui fit estimer son propre échec à prix d'or, valent-elles 300 fois plus cher que celles des physiciens Pierre-Gilles de Genne et de Georges Charpak ? Peut-on décemment s'attribuer, pour détruire des emplois dans l'intérêt supposé des actionnaires, 300 fois plus que pour en créer dans l'intérêt des travailleurs ? Qui le croit ?

L'admettre ou le justifier, comme s'y risquent quelques médiocrates dépravés, participe de la même dérive que celle qui fit soutenir, à d'autres, que le Goulag constituait le paroxysme de l'humanisme !

On se pose parfois cette question : mais que font-ils de ce pactole ? Mangent-ils mille fois plus de biftecks, ou du caviar à tous leurs petits déjeuners ? Prennent-ils mille fois plus souvent l'avion ? En fait — car il y a comme une revanche spontanée de la décence — ils paient généralement, pour accéder aux mêmes satisfactions que le commun des mortels, cent fois ou mille fois plus cher (quitte à s'offrir une bouteille de vin à 25 000 francs). Mais une autre interrogation est généralement occultée : dans quels domaines, à l'intérieur de l'espèce humaine, sauf à justifier le racisme le plus exacerbé — et même l'eugénisme —, une « capacité » peut-elle être valorisée mille fois plus qu'une autre ? Qui est capable ne serait-ce que d'accéder à mille fois plus de concepts que ses semblables, de formuler mille fois plus d'idées, de manier mille fois plus de mots ? Même si un pauvre bougre met deux heures pour rédiger 70 lignes, qui sera capable, dans le même temps, d'en rédiger 10 000 ?

En réalité, il serait dément de valoriser l'intellect d'Emmanuel Kant à mille fois celui de Joseph Prudhomme ; ou de prétendre que Balzac fut mille fois plus créatif que Guy des Cars. Carl Lewis ne court pas mille fois plus vite que vous ou moi (même pas deux fois !). Pas plus qu'une Ferrari n'est mille fois plus rapide qu'une 2 CV ! Zidane ne joue même pas vingt fois mieux que l'avant-centre de l'équipe de La Garenne-Colombes !

Si la valeur d'un individu dépend de l'enrichissement qu'il génère (ce qui est déjà plus acceptable), alors Tchuruk et Messier ne valent strictement rien (pas plus que ces dizaines de grands patrons américains surpayés qui ont ruiné leurs actionnaires). Mais, surtout, Geneviève Anthonioz de Gaulle, l'ex-présidente d'ATD Quart-Monde, qui vécut pauvre, valait infiniment plus que les patrons de Total-Fina ou du Groupe Suez.

En définitive, se vouloir « valoir » mille fois plus que son prochain, simplement parce qu'on a indexé la qualité de ce que l'on donne sur la quantité de ce que l'on prend, est un crime intellectuel en même temps qu'une forme de sénilité précoce.

De quoi est mort le communisme ? De cette inanité qu'est l'égalitarisme. Si tous se valent, rien ne vaut ! Le créateur a intérêt à se comporter en petit fonctionnaire, et l'entrepreneur virtuel devient un nomenklaturiste. Mais le capitalisme, lui, au sein duquel les écarts de revenus ont atteint des dimensions quasi cosmiques, risque d'être emporté par le mal inverse. Qui ne voit que, dépassé un certain niveau de rémunération, un cadre dirigeant se coupe totalement de la réalité en général et du pays réel en particulier (d'où les dérives de Messier ou de Suard, l'ex-patron d'Alcatel, par exemple) ; que l'inversion de l'échelle des valeurs suscite, à tous les niveaux, de la déliquescence civique ; que l'hypervalorisation de certaines positions sociales individuelles dévalorise d'autant l'effort collectif ; que toute action humaine qui est cotée 1 000 fois ou 2 000 fois en dessous d'une autre activité humaine est quasiment animalisée, et le travail « réifié » ! Qu'à ce stade, dans la conscience publique, la frontière s'estompe entre la rémunération légale et le hold-up illégal, entre ce qu'on touche et ce qu'on détourne.

En vérité, dans la conscience des profiteurs eux-mêmes, le clivage finit par ne plus être très net. D'où les scandales « comptables » à répétition. A partir du moment où son propre gain n'a plus de sens, on ne compte plus. Et l'on méprise ceux qui comptent. Après le salaire minimum, pourquoi ne pas instituer une rémunération maximum ?

Jean-François Kahn, Dictionnaire incorrect.


Dictionnaire incorrect




Dessin :
Gérard Mathieu, pour Alternatives économiques


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