Géopolitique de la contre-initiation
Si
l’on récapitule toutes les données que nous a fournies à ce
sujet le "Témoin de la Tradition" (René Guénon), on peut
retracer schématiquement la « filiation » suivante :
selon lui, la première manifestation de la contre-initiation doit
être recherchée dans la perversion d’une civilisation ayant
appartenu à un continent disparu. Or, il nous invite aussitôt à
nous reporter au chapitre VI de la Genèse, qui écrit effectivement
la déchéance de certains anges, les fameux « Veilleurs »
du « Livre
d’Hénoch », qui apportent aux
hommes des secrets d’ordre inférieur, relatifs, selon toute
vraisemblance, au monde intermédiaire.
Furent-ils
de ces anges du Pardes,
qui, selon la Kabbale, « ravagèrent le jardin »
et « coupèrent les racines des plantes » ? Il est
loisible de le
penser, puisque selon le symbolisme inversé de l’Arbre du Monde,
les racines sont en haut, dans le Principe, et que les couper (d’une
façon tout illusoire bien sûr) revient à invoquer les anges en
question non plus comme les intermédiaires célestes ou les
attributs divins qu’ils sont en réalité, mais comme
des puissances indépendantes, « associées »
dès lors à
la Puissance
divine (ce qui constitue en Islam le crime du shirk)
et non plus dérivées
de celle-ci :
« On
pourrait dire, et peu importe que ce soit littéralement ou
symboliquement, que, dans ces conditions, celui qui croit faire appel
à un ange risque fort de voir au contraire un démon apparaître
devant lui. »
C’est
là l’archétype de cette dégénérescence de la théurgie en
vulgaire magie, et, à l’échelle d’une tradition, de cette
déviation, par retrait de l’Esprit, qui ne laisse finalement
subsister qu’un cadavre psychique – comme ce fut le cas en
Égypte.
Quoi
qu’il en soit, et toujours selon la Genèse, c’est la corruption
issue de cette chute des anges qui provoqua le déluge. Comme Guénon
nous dit encore que le déluge biblique doit être très
vraisemblablement assimilé au cataclysme qui engloutit l’Atlantide,
la conclusion s’impose : les crimes des géants nés du péché des
« anges déchus » réfèrent à la corruption de la
tradition atlantéenne – prenant la forme d’une révolte des
kshatriyas – et c’est donc bien à ce moment que s’incarna la
force centrifuge dès lors connue comme la « contre-initiation
».
Le démon Seth à tête d'âne
Cette
révolte « nemrodienne » de la caste guerrière contre
l’autorité spirituelle, ajoute Guénon, est inspirée par
Seth,
qui fut en Egypte, entre autres, le « dieu à la tête
d’âne », et qui, sous la forme de l’âne rouge :
« était
représenté comme une des entités les plus redoutables parmi toutes
celles que devait rencontrer le mort au cours de son voyage
d’outre-tombe, ou, ce qui ésotériquement revient au même,
l’initié au cours de ses épreuves ; ne serait-ce pas là, plus
encore que l’hippopotame, la “ bête écarlate ” de l’Apocalypse ?
[...]
En tout cas, un des aspects les plus ténébreux des mystères “
typhoniens ” était le culte du dieu à la tête d’âne, auquel
on sait que les premiers chrétiens furent parfois accusés
faussement de se rattacher [...] nous avons quelques raisons de
penser que, sous une forme ou sous une autre, il s’est continué
jusqu’à nos jours, et certains affirment même qu’il doit durer
jusqu’à la fin du cycle actuel. »
Cette
part obscure de l’héritage atlantéen échut d’autant plus
facilement à l’Égypte que, selon Guénon, la tradition égyptienne
avait vraisemblablement servi d’intermédiaire entre l’Atlantide
et la tradition hébraïque, dont la base était précisément le
cycle atlantéen.
L'Europe et les « tours du diable »
Passant
de l’« histoire » à la « géographie », la
connaissance directe, discrètement évoquée par Guénon, des
mystères typhoniens, lui permit de dresser une carte assez étonnante
des centres contre-initiatiques, qu’il confia à un correspondant
le 25 mars 1937. Il faut
auparavant préciser que les « tours » dont il est
question ne sont autres que les « tours du diable »,
telles que les décrivit W. B.
Seabrook, c’est-à-dire des centres de projection des
influences sataniques à travers le monde.
« Celles-ci
(les “tours”) semblent plutôt disposées suivant une sorte d’arc
de cercle entourant l’Europe à une certaine distance : une dans la
région du Niger, d’où l’on disait déjà, au temps de l’Égypte
ancienne, que venaient les sorciers les plus redoutables ; une au
Soudan, dans une région montagneuse habitée par une population “
lycanthrope ” d’environ 20 000 individus (je connais ici des
témoins oculaires de la chose) ; deux en Asie Mineure, l’une en
Syrie et l’autre en Mésopotamie ; puis une du côté du Turkestan
[…] ; il devrait donc y en avoir encore deux plus au nord, vers
l’Oural ou la partie occidentale de la Sibérie, mais je dois dire
que, jusqu’ici, je n’arrive pas à les situer exactement. »
(Guénon)
Grâce
à des éléments en provenance d’une autre source, nous pouvons
compléter en partie ces indications. L’un au moins des deux
« maillons manquants » de la chaîne
contre-initiatique enserrant l’Europe – et qui réfèrent
évidemment au chamanisme ouralo-sibérien – doit être localisé
dans la région du fleuve Ob, forme géographique constituant pour
certains « démons » un support d’activité permanent.
Par une curieuse « coïncidence » Gaston Georgel y situe
le « pôle d’évolution » de l’Eurasie, centre
originel de la race indo-européenne avant sa “ descente ”
cyclique vers les pays méridionaux ». Cette « Terre des
Vivants » à l’origine fertile et peuplée, devenue une
« Terre des Morts » glaciale et déserte, offre un nouvel
exemple d’un centre relevant de la géographie sacrée, mais qui ne
subsiste plus qu’à l’état résiduel et maléfique.
Ce
n’est pas le lieu, ici, d’insister sur la parfaite continuité
qui unit, dans l’arc de cercle emprisonnant l’Europe, les « tours
du diable » situées en terre d’Islam et les centres
« bolchevisés ». Libre à chacun d’en tirer certaines
conclusions, relativement aux déviations du « Khalifat »,
parallèles à la corruption de l’idée du Saint-Empire, dont
Moscou, la Troisième Rome des pan-slavistes, incarne partiellement
l’héritage. Ces deux contrefaçons – orientale et occidentale –
de l’Imperium pérenne, doivent être selon Guénon « l’expression
de la “ contre-tradition ” dans l’ordre social ; et c’est
aussi pourquoi l’Antéchrist doit apparaître comme ce que nous
pouvons appeler, suivant le langage de la tradition hindoue, un
Chakravartî (ou “monarque universel”) à rebours ».
Jean
Robin, « Le problème du mal dans l’œuvre de René Guénon »
(extraits), « René Guénon », Cahiers
de l'Herne, 1985.