lundi, août 02, 2010

Le tantrisme & ses hypothèses


Attanam rakkanto param rakkhati ;
param rakkhanto attanam rakkhati.
« Se sauvegardant, on protège les autres ;
protégeant les autres, on est préservé soi-même. »
Le bouddha

Fin 1988, Marc Bosche (1959- 2008) rencontre un lama, vivant en Europe, qui a consacré plus de vingt années à la méditation dans les ermitages du Tibet, avant la présence chinoise. C’est l’un des tout derniers moines, en exil, de cette génération éduquée à l’ancienne, formée et mûrie dans le berceau traditionnel du Pays des Neiges.

Marc Bosche étudie auprès de celui-ci les bases anthropologiques de son système culturel, et adopte pour un an la vie de moine novice dans la lamaserie dont le vieil homme assure la direction spirituelle. En 1995 il est l’un de ses secrétaires. Il répond pour lui à la correspondance épistolaire avec des disciples occidentaux. Il assure une édition littéraire des transcriptions de ses enseignements publics pour ses deux derniers livres.

Le rinpoché, le « Très Précieux » abbé de Dhagpo Kundreul Ling, en Auvergne, s’éteint le 31 octobre 1997 à l’âge de quatre-vingts ans. L’anthropologue recouvre sa liberté. Il publie le récit de cette expérience avec « Le Voyage de la 5ème Saison », puis un premier roman, « Nirvana ». L’essai « Gouttes de Rosée aux jardins du Lotus, l’inversion de l’utopie » constitue le troisième volet de ce triptyque.

Dans un passage de son essai, « Un Bouddha nommé désir » qui fait suite à son livre « Le voyage de la 5ème saison », Marc Bosche est quelque peu déconcerté par un lama de haut rang, le second de l’abbé, qui lui dit carrément son intention de le conduire aux enfers. A ces propos peu rassurants s’ajoutent des commentaires étranges sur l’initiation tantrique et la zone anale. Tout cela n’évoque-t-il pas une sorte de sabbat ? Quoiqu’il en soit, le tantrisme est une pratique dangereuse qui peut se transformer en sorcellerie quand l’énergie subtile (kundalini), au lieu d’effectuer un mouvement ascendant, descend vers la zone anale. « Kundalini à l’envers, écrit Jean Louis Bernard, caractérisa la terrible puissance fascinatrice des faux Christ – vomis par la sphère infernale – et le Mexique ancien connut de ces faux prophètes. A cause d’eux, ses religions virèrent à l’horreur. Plus courante, l’énergie inversée caractérise les magiciens ambigus, fascinateurs et parfois maléficiants qui, par leur aura vampirisante, décomposent le psychisme de leur entourage.»

L’inversion volontaire de la kundalini serait-elle pratiquée par des lamas ? Lors de l’initiation de Kalachakra de Barcelone (1994), Marc Bosche s'étonne des commentaires d’un ami du dalaï-lama : « Ce vieux lama très qualifié nous dit sans ambages que la pratique de la formule sacrée de ce tantrisme (mantra) se comprenait d’abord au niveau de l’anus, tout simplement ! »

Le tantrisme & ses hypothèses

Par Marc Bosche

Le Dauphin du « Très Précieux », son principal disciple, me sourit un jour. D’une main sympathique, il se saisit aimablement de mon châle plissé sur mon épaule. Il me dit avec jubilation : « Accroche-toi bien à mon châle, Ananda, je t’emmène aux enfers. » Il m’a appelé Ananda, de manière amicale, comme le serviteur du bouddha en son temps. Mais le voyage qu’il me propose, par cette belle énigme, est somme toute étrange pour un moine. J’ai l’occasion bien souvent de réfléchir à sa proposition et de mieux la « bouder. » On comprend que cette promenade imaginaire ne m’enthousiasme pas. Le tantrisme comporte-t-il une part aussi profonde ?

Les disciples, en général, sont motivés par la recherche bouddhiste, plus que par l’attrait tantrique des expériences d’éveil intensifiées. La pratique de l’éthique, de l’altruisme et de la compassion constituent pour eux les bases indispensables de la méditation. Ils découvrent le tantrisme progressivement, sans le demander, pour beaucoup. Ils l’entr’aperçoivent, suite à leur apprentissage des pratiques rituelles collectives au monastère, quand ils y sont encore jeunes bénévoles. Et, bien sûr, leur intégration éventuelle aux retraites collectives de trois années sur place sera une préparation excellente. Certains pourront garder des engagements locaux en tant que moine, soit pour toute leur vie, soit pour les quelques années de la retraite en groupe. Cela permettra la transmission continue du tantrisme par le moyen de ce monastère bouddhique.

Le lecteur se demande ce que signifie sans doute le terme de « tantrique » ou de « tantrisme » appliqué à un monastère bouddhiste. Il faut revenir à la diffusion de l’enseignement du bouddha depuis deux mille cinq cents ans pour le situer. Le bouddhisme a pris trois formes principales et une multitude de formes diverses. On distingue aujourd’hui le premier fondement historique de sa vie monastique et contemplative en Asie du Sud-est principalement (Sri Lanka, Cambodge, Thaïlande, Birmanie...) La conduite éthique en est le principe, et les textes des enseignements oraux du bouddha y sont les principaux supports de la culture spirituelle. Un enseignement plus quotidien, peut-être plus adapté à la vie laïque, s’est implanté ultérieurement en Chine, en Corée, au Japon, mais aussi au Viêt-nam... On l’appelle le grand véhicule par contraste avec ce premier enseignement. Il intègre l’idée d’une activité généreuse et de compassion. C’est-à-dire qu’il convient mieux au monde où les échanges commerciaux se sont développés. Enfin, certains anciens rites yogiques comportant la visualisation de divinités, dont certaines sont peut-être d’origine hindoue, ont migré en partie du monde indien dès le huitième siècle après Jésus-Christ. Ils sont aujourd’hui établis dans le monde himalayen et transhimalayen (Tibet, Bhoutan, Sikkhim, Népal, Mongolie...) Ils s’y sont développés ensemble avec les doctrines des deux autres « écoles » bouddhistes précédemment mentionnées, et y restent mêlés. Cet assemblage est devenu en quelque sorte le bouddhisme himalayen. Ce dernier est désigné des trois termes synonymes suivants : vajrayana (véhicule adamantin), ou encore mantrayana (véhicule des formules sacrées) ou enfin tantrayana (véhicule des continuités des lignées de transmission initiatique). Il s’agit du tantrisme bouddhiste. En effet, pour compliquer encore, il existe aussi un tantrisme hindouiste.

Le bouddhisme himalayen comporte donc également les formes de spiritualités de chacun des trois mouvements dont il est la sédimentation dans le temps : petit véhicule des anciens patriarches du bouddha, grand véhicule de l’Extrême-Orient et véhicule tantrique. On y trouve des paradoxes évidents : dignité des moines réputés abstinents, et pratique des visualisations de divinités enlacées en des couples érotiques. Compassion active dans la vie quotidienne et retrait du monde... Bref, ce tantrisme, ou plutôt ces tantrismes, ont accueilli l’ensemble du corpus bouddhique. Cela leur donne une sorte de flexibilité propre à faire face à toutes les situations de la vie! On ne peut dire beaucoup plus. Le tantrisme repose en effet sur la préservation du secret par le disciple. On ne connaît donc, de ces disciplines yogiques, que la superficie et le rituel. On ne peut deviner le but secret de ces pratiques, ni leur cœur, sans en être devenu soi-même un adepte confirmé. Et même la compréhension qu’on en retire dépend seulement du niveau même de la pratique réelle. C’est-à-dire qu’il faut reconnaître qu’on ne sait pas grand-chose du tantrisme bouddhique.

Bien sûr, on dispose aujourd’hui des textes fondamentaux sur ces rituels, et même de parfaites tentatives de traductions dans nos langues occidentales. Cependant, ces textes ne nous donnent pas la clé de la réalité sans pratique. La pratique dépend de nous, de notre relation à un maître qualifié, de ses explications très détaillées, de l’apprentissage, et de notre vitalité inconsciente.

Quant à la maîtrise du rituel lui-même et de son yoga intérieur, elle prend de nombreuses années pour se parfaire. Le but du tantrisme bouddhique est officiellement, selon les enseignants eux-mêmes, d’atteindre à la pureté de l’éveil ultime en un temps bref, c’est-à-dire peut-être quelques « existences successives. » Il nous faut bien sûr dégager cette promesse de son enveloppe de marketing religieux. Que signifie cet éveil ? Il faudrait le vivre pour le savoir. Et, le sachant, il est fort probable qu’on serait peu compris de ses contemporains! Il nous faut donc renoncer à comprendre. Il nous faut même admettre la confusion qui entoure la notion même de tantrisme bouddhique. Les maîtres, les textes, les disciples explorent, chacun à sa manière, ce champ qui semble extraordinairement vaste. Il est normal qu’une image simple de ce courant spirituel n’existe pas. L’auteur préfère ici ne pas définir davantage. Il suggère au lecteur de se faire sa propre idée par lui-même s’il le désire. Il se contente de feuilleter ici la narration succincte de sa propre rencontre individuelle avec cette spiritualité.

En théorie le tantrisme est un moyen rapide qui atteint directement des ressources vitales et psychosomatiques concentrées en certains points du corps humain. Il dégagerait le potentiel propre à ces points. Il assurerait au disciple une transformation de son expérience consciente, au même titre que de son expérience inconsciente. Il existe bien sûr une sorte de cartographie simplifiée de ces points et des canaux énergétiques qui les relient.

Il semble que les lieux physiques de la cavité anale, du périnée, et du sexe pour les hommes soient particulièrement riches en potentiel tantrique. La région du cœur et d’autres zones sensibles du corps seraient également concernées. La colonne vertébrale, surtout à sa base, serait parmi les plus vitales. S’agit-il d’un système qui se superposerait à celui de certaines acupunctures chinoises ? A-t-il la même géographie subtile que les schémas issus des enseignements de certains yogas indiens ? Nous ne pouvons répondre oui. Les mots utiles pour définir ce tantrisme bouddhique sont : « tiglé », « tsa » et « lung. » « Tiglé » comme « tsa » évoquent la concentration de vitalité, de sérénité et de félicité efficiente en certains points du corps humain. « Tsa » évoque la circulation. Il se pourrait que celle-ci obéisse à un dynamisme très subtil. « Tiglé » évoque plutôt l’aspect de grain, que peuvent prendre ces ressources vives de l’homme. Il y a bien sûr aussi une géographie subtile pour la femme.

Il semble que si la richesse masculine est dans certains de ses « tiglé » génitaux, la force féminine consiste à pouvoir rencontrer ces derniers. Il se pourrait que la femme dispose d’une compatibilité intérieure pour unir ses propres émanations vitales à celle de son intime ami. S’agit-il de ressources stables ? Pourquoi la science médicale occidentale n’en parle-t-elle pas ? Nous ne savons pas. « Lung » évoque un flux. On utilise parfois ce terme de diverses manières. Peut-on affirmer qu’il est libéré comme une sorte de souffle subtil, lorsque ces amas en réseau sont ouverts ? Un autre type de potentiel est-il, lui aussi, rendu disponible lorsque les « tsa », les circulations des souffles subtils, sont transformées ? Les techniques tantriques permettent-elles effectivement d’ouvrir, de faire circuler, et de libérer ces ressources ?

Il se peut que notre présentation soit une terrible et banale caricature d’un processus infini. Nous suggérons ici de ne pas admettre ces notions sur la seule base de cette présentation personnelle. Il nous semble que le dalaï-lama a diffusé depuis longtemps, dans ses nombreux ouvrages traduits dans nos langues, quelques éléments qui corroborent cette vision du tantrisme bouddhique.

Je me souviens en particulier de l’étonnement qui me saisit lorsque son propre ami, un très vieux maître d’origine himalayenne, nous donna la clé pour comprendre la formule du « guru-yoga » (dévotion au maître) d’un haut rituel tantrique appelé « kalachakra. » Nous étions à Barcelone quelques-uns à être restés huit jours de plus, après l’initiation à ce monde tantrique donnée par le
dalaï-lama. Nous étudions les premiers pas de cette pratique très caractéristique des rituels tantriques supérieurs, avec ce maître qu’il avait invité en Espagne à cet effet. Ce vieux lama très qualifié nous dit sans ambages que la pratique de la formule sacrée de ce tantrisme (mantra) se comprenait d’abord au niveau de l’anus, tout simplement! Il nous fallait ici souligner le lien du tantrisme avec le corps humain, et ses secrets, voire ses potentiels ataviques.

Marc Bosche, « Un Bouddha nommé désir ».

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